Session co-organisée par Hélène Gispert (GHDSO-EST Université Paris Sud et Cirmath) et Philipe Nabonnand (Cirmath et Archives Henri Poincaré)
Colloque ESPRit - Les périodiques comme médiateurs Paris - Sorbonne - Amphi Guizot - 29 juin 2018 - 10h30-13h
Les périodiques scientifiques sont une source privilégiée pour les historiens des sciences qui en ont eu le plus souvent un usage qui se réduit à y puiser les articles qui les intéressent sans que les périodiques eux-mêmes soient de quelque façon l’objet de leurs interrogations.
Depuis une vingtaine d’années un certain nombre de projets de recherche se sont attachés spécifiquement à l’étude de la presse scientifique et technique, changeant radicalement les objets, les problématiques, les méthodes des historiens qui se sont alors demandés comment, par qui, pourquoi ces journaux avaient été créés, avaient été produits, avaient circulé et avaient été lus. Ainsi, dans l’étude de journaux étudiés dans leur singularité ou dans la diversité de corpus plus ou moins importants, l’attention a pu être portée aux rédacteurs et aux lignes éditoriales qu’ils affirment, aux éditeurs, aux divers publics (auteurs et lecteurs), à leurs contenus comme à leur matérialité. Les périodiques scientifiques apparaissent alors comme des lieux de circulation de pratiques, d’usages professionnels, sociaux et culturels des sciences bien au-delà des contextes et des acteurs jusqu’alors pris en compte dans l’histoire de ces sciences ; ils jouent, auprès de ces publics divers, des rôles d’opérateurs professionnels ou culturels qu’il est important de mettre à jour.
Les quatre communications réunies pour ce panel présentent des études de cas liées à deux de ces programmes. Le premier, Cirmath (Circulations des mathématiques dans et par les journaux : histoire, territoires et publics[1]), — porté par les laboratoires Archives Henri Poincaré, GHDSO-EST et le Centre Koyré — appréhende la question de la circulation des mathématiques à partir du vecteur des journaux mathématiques. Le second est consacré à l’étude des revues générales de sciences de l’Entre-deux-guerres en France et est porté par le GHDSO-EST.
Les contributions de Thomas Morel et Philippe Nabonnand, membres du projet Cirmath, ont pour objet les journaux mathématiques à destination des milieux professionnels et scientifiques. Le premier s’intéresse aux paysage des périodiques mathématiques allemands du XVIIIe siècle ; en les resituant dans les milieux d’où ils émergent – à savoir des sociétés savantes, universités, académies ou associations marchandes – il en donne une lecture qui avait jusqu’ici échappé à une historiographie focalisée sur les « grands » journaux mathématiques spécialisés qui n’apparaissent qu’au cours du XIXe siècle. Le second s’intéresse à la pratique des tirés à part, courante dans le monde scientifique mais jusqu’ici peu considérée par les historiens ; prenant l’exemple d’Henri Poincaré et s’appuyant sur sa correspondance, il étudie le rôle que cette pratique a pu avoir dans la réception des travaux et la carrière du mathématicien.
Delphine Benoit, quant à elle, s’intéresse aux revues générales de sciences et étudie le rôle qu’elles jouent en France dans l’Entre-deux-guerres dans le domaine des savoirs médicaux ; les médecins et scientifiques trouvent en effet dans ces revues de haute vulgarisation des espaces de discussions et de légitimation originaux hors de leurs champs professionnels.
Se focalisant à son tour sur un savant et son usage des périodiques, Virginie Fonteneau explique comment un physicien universitaire, au parcours professionnel atypique dans le monde académique français de la première moitié du XXe siècle, est resté dans l’angle mort d’une histoire de la physique construite à partir des quelques revues disciplinaires seules considérées comme « grandes ».
Ces quatre études axées sur les journaux scientifiques, leurs usages et leur rôles professionnels et culturels pour des acteurs et pour des publics dans des contextes à chaque fois différents, permettent de saisir combien la prise en compte des périodiques comme moteurs clés de la circulation et de la pratique des sciences est porteur de renouvellement en histoire des sciences.
Les périodiques mathématiques allemands au XVIIIe siècle, miroirs de l’évolution des pratiques éditoriales et enseignantes
Thomas Morel (Laboratoire de Mathématiques de Lens / ESPE Lille Nord de France)
Le paysage des périodiques mathématiques allemands au XVIIIe siècle est très éclaté : on y rencontre des publications aussi spécialisées qu’éphémères, éditées par des individus venant d’horizons professionnels différents. Appréhendés comme une archéologie des grands journaux mathématiques du siècle suivant, ces indices épars ne produisent aucune image cohérente.
Ces périodiques doivent plutôt être resitués dans les milieux dont ils émergent : sociétés savantes, universités, académies ou associations marchandes. Il faut également prendre la mesure des liens étroits qu’ils entretiennent avec d’autres écrits mathématiques, publiés ou non. En fin de compte, ces revues hybrides nous renseignent avant tout sur l’évolution des milieux professionnels et scientifiques des sciences mathématiques du XVIIIe siècle.
Poincaré et les tirés à part
Philippe Nabonnand (Archives Henri Poincaré – Université de Lorraine)
A partir de la seconde moitié du 19e siècle, l’envoi de tiré-à-part d’articles parus dans des journaux est une pratique courante entre scientifiques. Nous étudierons à partir d’exemples tirés de la correspondance d’Henri Poincaré comment cette pratique affecte de manière cruciale les relations entre les auteurs et les rédacteurs des journaux, dans quelle mesure cette forme de circulation est fondamentale pour la première réception d’un travail et comment elle relève de la sociabilité et de la prise de contact entre mathématiciens.
Les revues de haute vulgarisation scientifique dans l’Entre-deux-guerres : des espaces de légitimation originaux pour la médecine,
Delphine Benoit (GHDSO-EST)
Les revues de haute vulgarisation scientifique, la Revue Scientifique et la Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées constituent, dans la France de l’Entre-deux-guerres, des espaces de discussion et de légitimation originaux pour de nombreux médecins et scientifiques.
A partir d’une étude des discours sur l’origine de la tuberculose et du cancer, nous montrerons que ces deux revues de haute vulgarisation scientifique sont des espaces de défense de cultures épistémiques différentes. La Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées se revendique de plus comme un lieu de débat sur ce qui fait preuve scientifique et offre à des acteurs reconnus par les institutions scientifiques un espace d’expression singulier que nous chercherons à caractériser.
Les limites des périodiques disciplinaires comme marqueurs de l’activité scientifique : le cas du physicien Paul Le Rolland (1887-1957)
Virginie Fonteneau (GHDSO-EST)
En histoire des sciences, les périodiques disciplinaires sont souvent utilisés comme des marqueurs de l’activité scientifique d’un acteur, d’une institution ou même d’un territoire. Le dépouillement des périodiques permet de faire une analyse quantitative et qualitative des publications, ce qui est donc un outil d’objectivation de la productivité ou la reconnaissance scientifique. Cet indicateur a cependant des limites, que je démontrerai avec le cas de Paul Le Rolland (1887-1957), physicien, dont la carrière peut se lire à l’image de la confluence, ce lieu précis où se fait la jonction de différents courants, avant qu’ils ne soient indissociables les uns des autres.
La rencontre entre ce jeune physicien universitaire avec une école d’ingénieurs lui offre des collaborations et un nouvel espace d’organisation qui changent le cours de ses recherches. Cet espace, ses nouvelles recherches dans de nouveaux domaines, caractérisés par la pluridisciplinarité ne se retrouvent pas dans les journaux disciplinaires classiques de physique et se déploient dans une toute autre presse, en partie également disciplinaire. D’où l’invisibilité de Le Rolland dans l’historiographie classique de la physique.